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Sur le plan scientifique, j’y vois alors un évènement inédit qui cristallise des enjeux et mécanismes caractéristiques du monde contemporain, une occasion précieuse de pouvoir observer « de l’intérieur » des processus en action éclairant les phénomènes liés à la mondialisation, à la confrontation et l’articulation de normes, significations et pratiques issues d’univers a priori éloignés (industrie musicale occidentale et conception malgache de l’ancestralité).
L’évènement en lui-même est unique et inédit. Figure emblématique de la musique tsapiky Damily est le seul musicien de tsapiky à vivre en dehors de Madagascar. En traversant les frontières ; de Madagascar à la France, d'un univers tuléarois liant cérémonies villageoises, ancêtres et bals-poussières aux scènes occidentales et au monde des "musiques du monde", Damily est au cœur des reconfigurations d'un genre musical qu'il a contribué à forger, dont il est porteur et dont il devient, en quelque sorte, "ambassadeur". Son retour à Madagascar pour les « secondes funérailles » de sa mère (enregistrées pour un album) offre une occasion rare d’observer à l’œuvre les mécanismes et effets de la mondialisation sur des pratiques culturelles, la confrontation de normes et logiques différentes, voire contradictoires, la capacité des acteurs à circuler entre plusieurs mondes et à « composer » aussi bien musicalement que socialement.
Pratiquées suivant des modalités et significations qui diffèrent en partie suivant les régions, les cérémonies de « secondes funérailles » ou « retournement des morts » (famadihana) consistent en l’exhumation (depuis un tombeau provisoire) puis en la réinhumation d’un mort dans son tombeau définitif. Au-delà des variantes, l’évènement est toujours fortement codifié, ritualisé et vise à obtenir la bénédiction des ancêtres. Il marque aussi la fin du deuil pour les vivants et le passage de la personne défunte au statut d’ancêtre.
Dans la région de Tuléar, la musique tsapiky a un rôle et une place centrale dans ces cérémonies. Les orchestres, soutiennent musicalement les groupes d’alliés qui défilent et dansent en exhibant de façon ostentatoire les dons adressés à la famille organisatrice. La musique ne doit pas s’interrompre, les musiciens jouent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Des haut-parleurs fixés autour de l’orchestre sur des poteaux de plusieurs mètres de haut sont orientés afin de couvrir un champ le plus vaste possible. La puissance sonore de la musique participe simultanément d’un élargissement et d’un resserrement de l’espace. Tout le monde doit savoir qu’ici, quelque chose se passe. Mais cette puissance sonore permet aussi un rapprochement. Elle devient un élément de symbiose, construit une emprise collective et intensifie, resserre l’espace proche de l’orchestre. Cet espace de communication, d’unité par et autour de la musique est un des enjeux fondamentaux. Au prestige que confère la réussite d’une cérémonie s’ajoute la nécessité de montrer aux ancêtres que leurs descendants sont en accord. Dans cette communion, la musique a une place centrale ; en elle et par elle s’exprime la communauté retrouvée, communauté des vivants, des vivants et des morts, des « anciens et des modernes », par l’ambiance (maresaka) qu’elle instaure ; maresaka qui « inclut une esthétique performative aux multiples facettes » et « réfère à une densité des sonorités, des rythmes, des textures, des volumes et timbres, des éléments visuels et des mouvements du corps » (Emoff 2000 : 58).
Pour la cérémonie qu’il entend consacrer à sa mère c’est, entre autres, à ces attendus que Damily devra répondre en tant qu’organisateur et en tant que musicien puisque c’est lui-même et son groupe qui animeront l’évènement.
Mais ce qui rend l’évènement inédit, c’est surtout le fait que Damily ait décidé de faire de ce moment et de cet espace rituel le lieu d’enregistrement « live » de son prochain Album. Un ingénieur du son de La Réunion, avec qui Damily a déjà travaillé sera présent et enregistrera la cérémonie.
Par l’implication dans cet évènement… j’allais pouvoir accéder à un espace délimité me permettant d’observer et saisir ces questions de recherches à l’œuvre.
Afin de préparer ce « projet partagé » nous échangeons avec Brice l’ingénieur du son, Damily et sa compagne Yvel. Les discussions portent sur des considérations techniques (matériel nécessaire, pourrais-je bénéficier de certaines captations de l’ingénieur du son et inversement ?...), organisationnelles (déroulé et durée de l’évènement, dates de séjour etc .) et sur les besoins, attentes des un.e.s et des autres.

Parmi ces échanges, j’enregistre une visio avec en tête l’idée qu’elle pourrait être intégrée au futur film lors du montage. Dès le départ, il est important pour moi que le film se construise avec Damily et Yvel, qu’il soit l’aboutissement d’un projet commun ou partagé et non pas uniquement une écriture, traduction de mon regard sur eux et les évènement dans lesquels ils seront impliqués. Inclure ces échanges dans le film me semble alors une bonne manière d’exprimer cela par l’audiovisuel.
Outre des discussions technique, organisationnelle, j’y expose ma démarche et ma vision du projet à Damily et Yvel et leurs demandes leurs attentes quant au film.
Au fur et à mesure que le projet se mettait en place, les éléments forts qui se dégageaient m’amenaient vers ce qui pourrait être un titre pour le film en ce qu’il exprimait et synthétisait des éléments forts du projet tel qu’il se dessinait : « Misy raha eto androany » (« il se passe quelque-chose ici aujourd’hui »).
Cette phrase, extraite d’une chanson rituelle connue de tous dans la région de Tuléar, est entonnée en chœur et en boucle par les familles participantes lors des cérémonies (circoncision collectives, funérailles…). Elle marque l’évènement comme évènement. Prendre cette phrase comme titre renvoyait au sens de la musique tsapiky, dont Damily est porteur, à son inscription rituelle. Cela renvoyait aussi à l’organisation des « secondes funérailles » de la mère de Damily comme évènement déclencheur du projet de film. Ce titre permettait également de signifier une posture cinématographique de type « cinéma direct » consistant à saisir à partir de cet évènement les confrontations et « rencontres » qui nourriraient les problématiques mentionnées plus haut (de codes sociaux, normes...enregistrement d’un album et cérémonie rituelle) et de ne pas filmer avec comme cadre et format un scénario, une première écriture, trop définit à l’avance.
Je prévoyait une façon de filmer très ouverte avec comme « guide » ou trame d’écriture une question très ouverte et renvoyant au titre du futur film, qui apparaitrait en leitmotiv et permettrait de saisir les différentes conceptions, visions, perceptions de l’évènement en question auprès des « acteurs » en présence : « ino raha misy eto androany » ( qu’elle est la « chose » qui se passe ici aujourd’hui ?). Cette question, née de cette étape de première écriture, s’inscrivait déjà dans la seconde écriture du film (captation…) comme « cadre » structurant et médium d’interaction filmant/filmés. Elle venait déjà aussi nourrir des perspectives concernant le montage (troisième écriture) en ce qu’elle serait venue construire, rythmer telle une ritournelle, les séquences dans leur agencement. Enfin, j’avais en tête d’intégrer au futur montage une séquence prise par Yvel la compagne de Damily sur un smartphone plusieurs années avant et apportant une autre signification à cette même phrase. La séquence capte un moment particulier à l’occasion d’un séjour chez Yvel et Damily dans la région d’Angers où nous nous étions retrouvés avec les musiciens de Damily venus depuis Tuéar où ils vivent pour une tournée en France. À l’occasion d’une promenade dans la campagne environnante durant laquelle nous marchions en groupe tout en discutant, je me retrouvais à porter mon fils fatigué sur les épaules. Sous forme de blague je me mis alors à chantonner la fameuse phrase, en référence au contexte rituel malgache où ces mots sont, dans le contexte des cérémonies de circoncision, chantés par les oncles maternels, portant, sur les épaules, les enfants prochainement circoncis. La plaisanterie eu prise et nous nous miment à mimer ce contexte en sautillant tout en avançant en chantant tous ensemble, selon les habitus cérémoniels malgaches. Je souhaitait intégrer cette séquence au film, à la fois comme « private joke » ou clin d’œil et comme témoignage par le sensible et de façon implicite de ma connivence avec Damily, Yvel et les musiciens et de l’inscription de nos lien dans le temps long1.
Lors de la séance visio préparatoire avec Yvel et Damily, j’avais soumis cette idée de titre et d’écriture autour de « misy raha eto androany » (cf. séquence visio : xmn xsecondes…). Avec en tête l’idée que la séquence visio serait dans le film je pensais intéressant en terme d’écriture de jouer avec le temps autour de cette question et leur demandai : « que va-t-il se passer là-bas ce jour là ? » avec comme perspective de pouvoir tourner atour de la fameuse question au présent, au futur et au passé : j’avais aussi en tête de questionner Damily et Yvel à leur retour en France en leur demandant « que c’est-il passé à Tongobory, ce jour là ? ». Cela me laissait aussi ouverte la perspective d’étendre la dimension réflexive lors d’un retour prochain à Madagascar en montrant le film aux personnes impliquées et en filmant les réactions.
Inversement de cette visio est née une idée qui allait guidée en partie l’écriture. À la fin, comme « au revoir » Damily se mit spontanément à jouer un morceau particulier : Jagobo.
Ce morceau, que j’affectionne particulièrement, a été l’objet d’analyses musicologiques approfondies dans ma thèse. Il figure aussi sur le CD d’enregistrement de terrain que j’ai publié à l’issu de ma thèse aux éditions Arion. L’enregistrement avait été effectué lorsque Damily habitait encore à Madagascar. Au fil des ans il est devenu une sorte de témoignage musiqué de nos liens à la fois professionnels et d’amitiés. Régulièrement, à différentes occasion, les quatre premières notes de ce morceaux sont devenues entre nous une sorte de phrase que nous chantonnons avec des onomatopées : « twin twin twin twin » pour signifier différentes choses (au revoir, félicitation, souvenirs partagés, bon courage, bonne chance, fierté de quelque-chose d’accompli etc.). En terme d’écriture, présente, passée et à venir, j’envisageai alors d’inscrire ce passage de la visio dans le film en le mettant en lien avec une future séquence constituée du même morceau joué lors de la future cérémonie à Madagascar. Un agencement autours de trois séquences : Damily et moi chantonnant les 4 premières notes de façon significatives donnant à comprendre le fait qu’il s’agit d’une sorte de « code » entre nous, un passage du morceau joué lors de la visio et sur place à Madagascar. En imaginant un montage qui permette de saisir par le sensible ces différentes significations.
(liens visio avec timing + lien film et timing de jagobo).
Comme nous le verrons, ce projet d’écritures n’a pas pu être retenu… Le mentioner est néanmoins important pour comprendre le processus d’écriture dans sa dynamique. Cela vient égallement éclairer en creux ce que sera finalement l’écriture finale...
Différentes « casquettes »
Le projet rassemble des « acteurs » chacun revêtus de plusieurs casquettes : un musicien Damily à la fois guitariste et co-organisateur de la cérémonie; à la fois "intérieur", membre de la famille et "extérieur" (vivant en France). Sa femme Yvel qui y fera un don et qui est aussi manageuse de Damily. Moi même à la fois ethnomusicologue, cameraman réalisateur et amis : j’y ferai aussi un don (« négociations » de différentes natures… : faire un don ou pas ? Si oui combien ? comment avec qui ? Seul ?Avec Yvel ? S’engager dans la tradition jusqu’où ? Etc. et négociation technique/matérielle : filmer ou faire le don ? Si c’est avec Yvel alors je ne filme pas son don, dois-je filmer mon propre don ?…)…
Parmis les acteurs que le projet rassemble : La famille de Damily sur place : prestige, reconnaissance, argent… allégeance à Damily qui les nourrira… etc. Un ingénieur du son…
- Un projet de film, d’album, de vidéo clip (à partir du film)… un projet qui s’inscrit dans ce que Marc Piault appel un « espace transactionnel », notion qui est au coeur des réflexions en anthropologie audiovisuelle :
« La transaction audiovisuelle »
Un projet qui s’inscrit dans ce que Marc Piault appel un « espace transactionnel », notion qui est au coeur des réflexions en anthropologie audiovisuelle :
- Conçu comme une « action cinématographique » :
« Troublée par le foisonnement des images et leur irréductible polysémie, leur résistance à l’assimilation par le discours savant comme à l’organisation polémique, l’ethnologie mettra un certain temps à réfléchir à la procédure filmique et à ne plus confondre le film comme objet signifiant avec le cinéma comme procédure langagière de découverte. Posée comme possibilité d’un véritable langage, au sens de la linguistique, c’est-à-dire comme système général et non pas dans la banalité instrumentale d’un moyen d’expression, il serait alors question de la capacité de ce que l’on pourrait considérer comme une action cinématographique (disons plutôt, au sens large, audiovisuelle) visant à produire de la réalité et non pas seulement à transcrire, traduire ou reproduire ce qui serait la réalité du réel. L’attention devrait donc se porter sur la construction, les intentions et les conditions de mise en œuvre de cette réalité imagétique en tant que telle. » (Piault, 2018, p. 126)
- conçu comme un « espace transactionel » :
« La continuité audiovisuelle est faite des discontinuités linéaires produites par les séries d’images fixes enregistrées sur la pellicule et/ou par les discontinuités spatio-lumineuses de l’inscription numérique. Elle renvoie ainsi très exactement au paradoxe de l’anthropologie. Celle-ci vise, en effet, sans la mettre nécessairement dans un ordre définitif, l’extrême diversité et la fréquente discontinuité – au moins apparente – des manifestations sociales concernant les êtres humains. L’objectif n’est pas d’en extraire un dénominateur commun et réducteur ou de figer une hétérogénéité ou une homogénéité des logiques et des structures qui seraient universelles. Il s’agit plutôt d’ouvrir à la dynamique d’une démarche de réciprocité entre les êtres et les sociétés, d’échanges et de dialogues entretenus entre les cultures et leurs protagonistes, quand bien même ces échanges et ces partages seraient trop souvent inégaux. C’est une opération à la fois de distinction et de mise en relation, c’est un procès de savoir et de co-naissance, la mise en œuvre, nous le verrons par la suite, d’un espace transactionnel dont les partenaires ne travaillent pas nécessairement avec les mêmes catégories d’entendement et n’ont pas nécessairement les mêmes objectifs ni les moyens équivalents d’en assurer la réalisation. » (Piault, 2018, p. 127)